AEN Infos 2005 N° 23.1

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Décision réglementaire dans le domaine nucléaire

B. Kaufer, T. Murley*

Les autorités de sûreté nucléaire sont en permanence amenées à prendre dans leur domaine des décisions de nature très variée. Certaines d'entre elles relèvent de leur propre initiative, par exemple un règlement visant de nouvelles prescriptions en matière de notification, mais dans la plupart des cas les décisions sont prises en réaction à des demandes émanant de l'extérieur de l'institution. Un rapport récent du CANR[1] est parvenu à la conclusion que dans tout scénario de prise de décisions, qu'il soit simple ou complexe, la tâche de l'autorité de sûreté nucléaire sera facilitée par un cadre décisionnel structuré.

Après plus de quatre décennies d'exploitation commerciale, les programmes électronucléaires des pays de l'OCDE sont désormais bien rodés ; cela s'est traduit par de nombreuses avancées dans la sûreté, sous la forme de modi- fications dans la technologie, ainsi que de programmes et d'améliorations dans les performances opérationnelles des centrales nucléaires en général. Parallèlement à ces évolutions dans les performances des centrales elles-mêmes, la réglementation de la sûreté des centrales nucléaires a également atteint une maturité certaine, plus particulièrement en ce qui concerne l'utilisation de nouvelles méthodes d'analyse de la sûreté telles que l'évaluation probabiliste de la sûreté (EPS) ; les réponses réglementaires aux nouvelles informations et données d'exploitation, surtout celles tirées des accidents survenus à Three Mile Island et à Tchernobyl ; l'étude des incidences du facteur humain et organisationnel sur la sûreté nucléaire ; et dans un intérêt accru apporté aux systèmes de gestion de la qualité.

On admet depuis quelques années que la nature de la relation entre l'autorité de sûreté et l'exploitant d'une centrale peut influencer, positivement ou négativement, la culture de sûreté de ce dernier.[2,3] Cette relation entre l'autorité de sûreté et l'exploitant tient pour beaucoup à la nature du processus de décision adopté par l'autorité de sûreté. C'est la raison pour laquelle le Comité de l'AEN sur les activités nucléaires réglementaires (CANR) a jugé que le moment était approprié pour revoir toute la problématique de la décision réglementaire. D'où le projet d'établir un rapport représentant un consensus international sur le processus de décision intégré. Un groupe d'experts composé de hauts responsables de la sûreté a été chargé de réaliser cet objectif.

Types de décisions réglementaires

Il est probable que, dans la plupart des cas, les décisions que doit prendre une autorité de sûreté portent sur des problèmes simples, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles sont dénuées d'importance ou que l'autorité de sûreté est dispensée de les peser avec soin. Cela veut plutôt dire qu'il existe des précédents signifi- catifs concernant le problème en cause et que l'autorité de sûreté dispose de suffisamment de temps pour définir clairement les enjeux, analyser différentes solutions possibles et associer les parties prenantes pertinentes. Autrement dit, dans ce type de situation, l'autorité de sûreté a tout loisir de mettre en oeuvre son processus de décision délibératif et structuré.

Il arrive que certaines questions que doit trancher l'autorité de sûreté soient plus épineuses. Elles se caractérisent fréquemment par des circonstances inattendues, un manque d'informations complètes, des données incertaines ou contradictoires, un désaccord entre les experts en sûreté, une urgence réelle ou supposée à prendre une décision et une compréhension partielle des conséquences d'une décision, ou par une conjugaison de tous ces facteurs. Outre ces difficultés, l'autorité de sûreté est également consciente que les interventions qu'elle décidera pourraient avoir de lourdes conséquences, non seulement pour la sûreté du public, mais aussi pour la façon dont celui-ci perçoit l'organisme réglementaire et la confiance qu'il lui accorde.

Que la décision à prendre soit simple ou complexe, la tâche de l'autorité de sûreté sera facilitée par un cadre décisionnel structuré et une expérience pratique de ses procédures.

Principes fondamentaux de la décision réglementaire

Une des règles de base de la sûreté nucléaire est qu'il appartient à l'exploitant de faire fonctionner sa/ses centrale(s) nucléaire(s) dans des conditions de sûreté. Il incombe à l'autorité de sûreté nucléaire de superviser les activités de l'exploitant pour garantir qu'il en est bien ainsi. L'autorité de sûreté ne doit jamais rien entreprendre qui brouille cette répartition fondamentale des rôles entre l'exploitant et l'autorité de sûreté. Les décisions de l'autorité de sûreté doivent s'appuyer sur les lois nationales, et la réglementation et les normes qui donnent effet à ces lois. Mais plus encore, l'organe réglementaire doit promouvoir la sûreté en accomplissant sa tâche de façon exemplaire.

Sur le point de prendre une décision réglementaire, on peut se fixer plusieurs principes de base tels que : évaluer l'importance du point de vue de la sûreté, rassembler suffisamment d'informations pour prendre une décision éclairée, chercher des avis auprès de parties prenantes extérieures, rester cohérent dans ses décisions, et surtout, se comporter en organisme compétent, professionnel et indépendant dont les décisions réglementaires sont motivées par le souci de préserver la sûreté, la sécurité et l'environnement.

En tranchant un problème épineux, l'autorité de sûreté devra se demander comment la décision sera jugée rétrospectivement si elle se révèle erronée ou si elle ne débouche pas sur le résultat escompté. Dans les situations difficiles, il est fréquent que l'autorité de sûreté soit soumise à de multiples pressions, aussi doit-elle se poser quelques questions avant d'arrêter une décision finale :

  • La décision est-elle clairement justifiée du point de vue de la sûreté ?
  • Y a-t-il un fondement juridique clair à la décision ? ? Les procédures normales ontelles été suivies ?
  • Les avis de toutes les parties prenantes ont-ils été pris en considération ?
  • La recherche des informations nécessaires a-t-elle été effectuée avec toute la diligence requise ?
  • La décision est-elle cohérente avec des situations antérieures ?
  • L'autorité de sûreté s'est-elle assurée que la décision n'a pas été prise prématurément en négligeant certaines prescriptions réglementaires pour satisfaire les besoins opérationnels de l'exploitant de la centrale ?

Cette série de questions n'entend pas suggérer que l'autorité de sûreté doit se laisser paralyser par la crainte qu'une décision puisse mal tourner. Il s'agit plutôt de rappeler que l'organisme réglementaire doit s'assurer qu'il a atteint sa décision en suivant ses procédures de façon structurée, a pris en compte toutes les contributions pertinentes, s'est appuyé sur des principes de sûreté solides et n'a pas semblé avoir été soumis à des pressions indues dans sa prise de décision.

Critères applicables aux décisions réglementaires

Un bon processus décisionnel suppose nécessairement une réglementation à jour, complète et claire, mais celle-ci ne saurait couvrir dans tous leurs aspects les questions auxquelles une autorité de sûreté sera confrontée. Il y aura toujours des lacunes, des interprétations divergentes et des situations inattendues. C'est pourquoi l'organisme réglementaire suivra généralement des critères assez généraux qui structurent sa doctrine en matière de sûreté.

L'un de ces critères est le niveau de sûreté et de protection de l'environnement à exiger par l'autorité de sûreté. Les déclarations visant le niveau de base du critère de protection varient selon les pays de l'OCDE, mais tous s'accordent à reconnaître qu'il est impossible d'atteindre un risque zéro dans les activités nucléaires. On trouvera ci-dessous certains des critères concernant le niveau de base de protection dans les pays de l'OCDE :

  • pas de risque déraisonnable,
  • protection appropriée de la santé et de la sûreté du public,
  • niveau de risque le plus bas qu'il soit raisonnablement possible d'atteindre,
  • sûreté aussi élevée que cela est raisonnablement réalisable,
  • risque limité par l'utilisation des meilleures technologies à des coûts économiquement acceptables.

On est donc amené à s'interroger sur le critère à utiliser concernant le niveau d'assurance que les critères de sûreté requis sont bien respectés. Ici encore, on trouve différentes formulations de ce dernier critère dans les pays de l'OCDE, mais tous admettent qu'une assurance absolue est hors de portée. La plupart des pays se sont dotés d'une variante d'un critère « d'assurance raisonnable ».

Il convient de considérer ces critères comme des critères qualitatifs souhaitables plutôt que comme des prescriptions de sûreté quantitatives qui doivent être respectées. En pratique, ils correspondent à ce que d'aucuns pourraient appeler des « normes implicites ». C'est de l'accumulation de peutêtre plusieurs centaines de décisions concrètes antérieures et de la jurisprudence portant sur plusieurs années qu'émergera une définition de travail du sens à donner à ces critères.

Au-delà de ces critères qualitatifs souhaitables, un organisme réglementaire peut adopter des objectifs de sûreté quantitatifs - par exemple, des objectifs chiffrés pour la protection de la santé et de la sûreté des personnes vivant à proximité de centrales nucléaires. Pour accroître leur utilité dans la prise de décision, les objectifs sanitaires sont souvent complétés par des objectifs chiffrés concernant la fréquence des dommages au coeur (CDF) et la fréquence des relâchements radioactifs précoces massifs (LERF). À l'évidence, le recours à ce dernier type d'objectifs de sûreté suppose la mise en place et l'actualisation d'EPS rigoureuses et individualisées, ainsi qu'une maîtrise de la méthodologie de l'EPS par l'exploitant et l'autorité de sûreté. Bien qu'au sein des organes réglementaires des pays de l'OCDE la fixation et l'utilisation d'objectifs de sûreté quantitatifs soient de pratique courante, on considère généralement que ces critères ne permettent pas à eux seuls de prendre des décisions réglementaires. En fait, la principale utilité des objectifs de sûreté quantitatifs est de fournir à l'autorité de sûreté des lignes directrices venant compléter d'autres critères réglementaires.

Les autorités de sûreté font, par principe, preuve d'une extrême prudence dans leurs décisions. La philosophie traditionnelle de la défense en profondeur en matière de sûreté en est l'illustration. Depuis les tous débuts de l'électronucléaire commercial, les autorités de sûreté ont opté pour la défense en profondeur qui requiert plusieurs barrières de protection pour éviter les accidents ou en atténuer les conséquences. L'application des principes de la défense en profondeur et des marges de sûreté a été, et demeure, un moyen efficace de prendre en compte les incertitudes dans les performances de l'équipement et le facteur humain. Grâce à l'accumulation de l'expérience d'exploitation et au perfectionnement des méthodes d'analyse de la sûreté, qui nous permettent d'approfondir notre compréhension de la sûreté des centrales nucléaires, des marges de sûreté et de leurs incertitudes, on peut songer à réduire les marges exagérément prudentes, ou à en ajouter, s'il y a lieu.

Éléments du processus de décision réglementaire

Les principes et critères fondamentaux applicables aux décisions réglementaires doivent s'inscrire dans un cadre pratique intégré, utilisable par les autorités de sûreté dans leurs activités quotidiennes. Ce cadre ne doit pas être rigide, mais être cohérent avec les lois et les coutumes nationales, les traités et les réglementations internationaux, et les politiques internes de l'autorité de sûreté. Fondamentalement, un cadre intégré doit permettre a) de définir clairement la question posée, b) d'évaluer l'importance du point de vue de la sûreté, c) de déterminer les lois, réglementations ou critères à appliquer, d) de collecter les informations et données pertinentes, e) de définir les compétences et les ressources nécessaires, f) de s'entendre sur les analyses à réaliser, g) de fixer le degré de priorité de la question par rapport aux autres tâches de l'organisme, h) de prendre une décision solidement étayée et, finalement, i) de rédiger une décision claire et motivée, puis de publier la décision le moment venu.

Les étapes ci-dessus ne doivent pas nécessairement se succéder dans le temps ; en fait, plusieurs d'entre elles peuvent être franchies simultanément et certaines peuvent même être écartées dans certaines situations. En principe, il faudrait que la rigueur et l'intensité des efforts déployés dans ces différentes étapes soient proportionnelles à l'importance de la question en jeu du point de vue de la sûreté et de la réglementation.

La décision et sa publication ne dégagent pas l'autorité de sûreté de toute responsabilité. À l'évidence, elle doit prévoir des mesures de suivi pour veiller à l'exécution de sa décision. De même, la décision et sa justi- fication doivent être conservées dans le système de contrôle des documents établi par l'organisme réglementaire. Cela permettra la mise en oeuvre d'actions de suivi efficaces et facilitera l'extraction des informations dans la perspective de futures décisions à prendre.

Mise en oeuvre des éléments du processus de décision

L'organisme réglementaire peut utiliser les éléments cidessus pour créer un cadre décisionnel réglementaire et l'intégrer dans son système de gestion global, au même titre que ses processus de planifi- cation et de budgétisation, en tenant compte des lois et des coutumes nationales, ainsi que des politiques internes de l'autorité de sûreté. Ce faisant, le processus décisionnel se fondra au fil du temps dans la culture institutionnelle de l'organe réglementaire.

Le cadre décisionnel intégré embrassera la grande majorité des décisions auxquelles est confronté un organisme réglementaire. Cependant, chaque autorité de sûreté aura à faire face à des situations uniques à certains égards, ou n'entrant pas parfaitement dans le cadre décrit ci-dessus. Le rapport du CANR intitulé La prise de décision en matière de réglementation nucléaire prodigue des conseils sur la meilleure façon d'envisager un certain nombre de ces types de situation, notamment : prise de décision en cas d'incertitudes, gestion de questions relatives à la culture de sûreté, confrontation à des opinions divergentes, prise en compte d'informations émanant d'organismes consultatifs de sûreté et utilisation des informations sur les risques dans les décisions réglementaires.

Communication des décisions réglementaires

Dans tout débat sur les principes et les critères fondamentaux qu'il incombe à un organisme réglementaire de prendre en considération au moment d'arrêter une décision susceptible d'affecter un large éventail de parties prenantes, il faut garder à l'esprit le jugement que ces parties prenantes pourraient porter sur la décision et sa justification. À cet égard, il est important que l'organe réglementaire se préoccupe de la façon dont ses décisions sont communiquées aux parties prenantes.

Pour nombre des questions difficiles auxquelles se trouve confrontée l'autorité de sûreté, l'acteur extérieur le plus directement affecté est l'exploitant de la centrale. Dans certains cas, complexes ou litigieux, l'autorité de sûreté peut souhaiter expliquer sa décision écrite dans le cadre d'une réunion avec l'exploitant, éventuellement une réunion ouverte au public.

Conclusion

Il n'existe pas de guide ou de manuel indiquant à une autorité de sûreté comment prendre la bonne décision, en particulier dans les cas épineux où la question peut être litigieuse et les circonstances inédites. D'où l'intérêt de disposer d'un cadre décisionnel sur lequel s'appuyer. Cela étant, l'autorité de sûreté devra compter sur son expérience et son jugement, en gardant à l'esprit que la décision réglementaire et la façon dont elle est prise, peuvent mettre en jeu la sûreté, et, dans une certaine mesure au moins, la crédibilité de l'organisme réglementaire. Notes

Notes

1. Le rapport du CANR intitulé La prise de décision en matière de réglementation nucléaire a été publié au printemps 2005 et est disponible sur le site web de l'AEN www.oecd-nea.org et sur demande auprès du Secrétariat de l'AEN. Son contenu forme la base du présent article.

2. AEN (1999), Le rôle de l'autorité de sûreté dans la promotion et l'évaluation de la culture de sûreté, OCDE/ AEN, Paris.

3. AEN (2000), Stratégies d'intervention de l'autorité de sûreté en cas de dégradation de la culture de sûreté, OCDE/AEN, Paris.

 

Autres liens

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* M. Barry Kaufer (barry.kaufer@oecd.org) travaille dans la Division de la sûreté nucléaire de l’AEN. M. Thomas E. Murley (temurley@erols.com) est ancien Directeur du Bureau de la réglementation nucléaire de la US Nuclear Regulatory Commission et actuellement consultant auprès de l’AEN.