AEN Infos 2005 N° 23.2

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La protection radiologique : évolution des rôles et des responsabilités

T. Lazo*

Une des seules choses vraiment constantes dans la vie est la connaissance que les choses vont continuer de changer. Dans le domaine de la protection radiologique, le changement ne se fait pas toujours rapidement, et il n’est pas toujours profond, mais il a clairement été présent au cours des 10 à 20 dernières années. Ces changements auront tous un impact plus ou moins important sur les rôles et les responsabilités de la profession de la protection radiologique. Cet article présente une première analyse de ces changements en vue d’aider les personnes concernées à mieux se préparer aux nouveaux défis qui pourraient se présenter.

Les approches adoptées à l’égard de la protection contre les rayonnements ionisants a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Au départ, avant la Deuxième guerre mondiale, c’est la communauté médicale qui a mis en place la radioprotection pour se protéger elle-même et ses chercheurs contre les effets nocifs déterministes des rayonnements ionisants dont elle avait observé les effets génétiques potentiels chez la drosophile. Dans les années qui ont suivi, les recherches sur les armes atomiques liées au Projet Manhattan, ont détourné l’attention des aspects médicaux au profit de la description physique du transfert et de l’absorption d’énergie et de la détection de plus en plus fine de tous les types de rayonnements. De premières normes applicables à l’exposition aux rayonnements privilégiant les effets déterministes ont été fixées. Cependant, les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki ont mis en lumière le pouvoir cancérogène de l’exposition aux rayonnements ionisants, qui s’est imposé comme la préoccupation dominante en matière de protection radiologique. Pendant toute cette période, les connaissances des risques liés aux rayonnements n’ont cessé de progresser grâce à la réalisation d’études biologiques et épidémiologiques. Néanmoins, d’importantes incertitudes demeurent.

Depuis les bouleversements sociaux des années 60, les barrières à l’abri desquelles se déroulaient les processus de prise de décision relatifs à l’évaluation et à la gestion des risques, dans tous les domaines où cette gestion était un enjeu, sont progressivement en train de disparaître. L’époque est désormais révolue où des fonctionnaires et des cadres techniques bien intentionnés, isolés dans leur tour d’ivoire, pouvaient prendre des décisions en matière de protection publique en se fondant uniquement sur leur propre jugement. Aujourd’hui, de nombreux groupes et particuliers veulent être associés, à divers niveaux de démocratie participative, aux débats et aux décisions qui touchent à la santé publique et à la protection de l’environnement. Des membres individuels du public exposés à des risques déterminés, des groupes et associations locaux et nationaux (souvent appelés organisations non gouvernementales, ou ONG), voire des services publics à divers échelons – national, régional, local – n’ayant pas de responsabilité directe dans les décisions, estiment souvent que leur points de vue et leurs préoccupations devraient être prises en compte dans tout processus de prise de décision publique. Ces particuliers et ces groupes, ainsi que les autorités réglementaires responsables, auxquels il convient d’ajouter le cas échéant l’exploitant de l’installation ou du procédé à l’origine des risques, sont désormais regroupés sous le vocable de parties prenantes. Aujourd’hui, les parties prenantes participent de plus en plus couramment aux processus de préparation et de prise de décisions qui pourraient entraîner un quelconque risque pour le public, les travailleurs ou l’environnement. Les parties prenantes contestent le rôle de la science et des autorités dans la prise de décision et exigent la transparence dans les décisions relatives à la gestion des risques.

L’intérêt de plus en plus vif pour les décisions se rapportant aux risques est à maints égards le reflet de l’évolution sociale et scientifique. Ainsi, grâce aux médias et à la société de l’information actuelle en général, il est beaucoup plus facile pour tout un chacun d’obtenir des informations sur les risques. En parallèle, les promesses technologiques des avancées réalisées après la Deuxième guerre mondiale ont souvent tourné court par rapport aux attentes qu’elles avaient suscitées à l’origine, d’où un certain scepticisme à l’égard de la science et des institutions publiques. Cette tendance est allée de pair avec la prise de conscience de plus en plus nette que la science n’était qu’un aspect de « la vérité » dans le cas de décisions où entre une part d’appréciation, par exemple sur des sujets tels que la « sûreté », la « sécurité » et l’« environnement ». Dans ce type de décisions, il apparaît de plus en plus que les valeurs sociales pèsent nettement plus lourd que les faits scientifiques. Conjuguée à la technologie et à la disponibilité de l’information, cette tendance a donné à chacun la possibilité de s’impliquer beaucoup plus activement dans la gestion des risques qui le concernent directement.

De nombreux autres changements structurels et sociaux ont également contribué à façonner l’image contemporaine de la protection radiologique. Ainsi :

  • Le monde ressemble de plus en plus à une « entité planétaire », d’où la nécessité d’une harmonisation sociale au sens large à l’échelle mondiale. Parallèlement, il convient de reconnaître les particularités culturelles et régionales, de sorte qu’il soit clair qu’il n’y a pas qu’une seule approche envisageable dans le traitement des risques et qu’il n’y a pas de contradiction interne si la gestion des risques n’est pas appréhendée partout d’une façon analogue ou « égale », notamment en ce qui concerne les préoccupations des parties prenantes et les allocations de ressources.
  • Même si les questions de portée mondiale retiennent de plus en plus l’attention, on observe que les contextes locaux prennent une importance croissante dans les décisions concernant les risques radiologiques. Ainsi les politiques, réglementations et mesures d’application sont envisagées à travers un prisme hiérarchique, de telle sorte qu’en raison des particularités locales, les considérations de portée internationale peuvent passer au second plan par rapport aux aspects de portée nationale, lesquels peuvent à leur tour apparaître subalternes vis-à-vis des aspects locaux.
  • Les notions de viabilité et de sensibilisation intergénérationnelle ont introduit une échelle de temps beaucoup plus longue dans tous les débats nécessitant une vision prospective. Cela est particulièrement pertinent s’agissant du sens à donner au mot « progrès », de la « marge » à l’intérieur de laquelle une activité peut et devrait s’inscrire, des objectifs à assigner aux projets et de la vitesse d’exécution attendue des projets.
  • Le concept d’environnementalisme n’a pas cessé de prospérer, au point que de plus en plus fréquemment, et à de multiples niveaux, un lien s’est établi entre bonne santé publique et environnement de qualité. La demande publique en faveur d’un environnement sain est donc en grande partie formulée au nom d’une bonne santé publique. Ces notions, qui conjuguent critères sociaux et données scientifiques, sont aujourd’hui au coeur de nombreux processus de décision et de prise de décision.
  • On s’accorde de plus en plus à penser que, même si depuis quelque temps la protection radiologique est relativement indépendante, on aurait intérêt à l’envisager dans le contexte plus large de la santé publique. Ce faisant, à l’instar de la protection de l’environnement, l’évaluation et la gestion des risques radiologiques sont reformulées de façon à pouvoir être traitées en même temps qu’une multiplicité d’autres risques et problèmes et à parvenir à une santé publique satisfaisante à l’issue d’un démarche équilibrée.

Évolution des rôles et des responsabilités des professionnels de la radioprotection

La lente évolution des changements sociaux décrite ci-dessus a redéfini le rôle assigné à la protection radiologique, dont le trait principal est désormais la relation entre « appréciation » et « science » dans une conjoncture particulière. Dans ce contexte, la protection radiologique (RP) peut être envisagée sous un jour nouveau.

Confrontés à une situation donnée, les professionnels de la RP ont toujours privilégié, et privilégient toujours, les aspects scientifiques, de façon à retenir les « meilleures » solutions possibles pour protéger le public, les travailleurs et l’environnement. Schématiquement, cela revient à évaluer les risques radiologiques définis et à optimiser la protection destinée à les réduire. Cependant, ce qui était autrefois une évaluation plutôt quantitative, découlant d’un calcul des coûts (par exemple, de la mise en oeuvre des solutions de protection, du traitement des risques sanitaires imputables aux doses résiduelles éventuelles, etc.) et des avantages (par exemple, dépenses de santé évitées grâce aux réductions de doses), s’est transformée dans certains cas en une évaluation qualitative plus nuancée des risques et des avantages globaux de l’activité à l’origine des doses (ou de l’activité de réduction des doses dans le cas d’exposition existantes ou liées à un accident). Cette nouvelle évaluation peut comprendre :

  • une catégorisation minutieuse des risques et des avantages, classés selon divers critères : par exemple l’âge, le sexe, la situation géographique et la durée d’exposition de la population concernée ;
  • le « recensement » et la « caractérisation » des aspects de l’évaluation qui relèvent de l’appréciation tels que les habitudes et les caractéristiques retenus du groupe critique, l’utilisation d’un filtrage numérique ou de valeurs limites dans le choix des solutions possibles, le choix de scénarios d’exposition et, le cas échéant, le choix des pondérations attribuées à divers paramètres.

Dans ce contexte, le spécialiste de la RP tend à s’appuyer sur les connaissances scientifiques, aux plus hauts niveaux, pour interpréter les résultats, les conséquences éventuelles et les nuances de diverses options de protection. Indiscutablement, l’appréciation tiendra une très grande place dans la détermination de la « meilleure » option de protection qui sera préconisée aux « décideurs » comme étant la plus souhaitable. Pour y parvenir, le professionnel de la RP ne manquera pas de faire appel à son propre jugement. Cependant, les appréciations de la situation par les autres parties prenantes (groupes exposés, services gouvernementaux non décisionnaires, etc.) seront tout aussi importantes. Leurs préoccupations (telles que les doses aux enfants, les doses aux générations futures, la valeur des biens immobiliers et les suites à prévoir pour l’action des pouvoirs publics) seront souvent celles qui, en dernière analyse, orienteront l’évaluation des risques et des avantages. Leurs appréciations (de leurs avantages, des divers paramètres d’évaluation retenus, de l’acceptabilité de tout risque résiduel éventuel) seront plus que vraisemblablement celles auxquelles le décideur accordera le plus de poids au moment de trancher.

Cette description du rôle du professionnel de la RP peut donner l’impression d’une perte d’influence par rapport au modèle plus traditionnel dans lequel le décideur s’en remet plus directement à l’appréciation du professionnel de la radioprotection. Cependant, cette nouvelle configuration est beaucoup plus délicate à gérer dans la mesure où le professionnel de la RP doit non seulement produire les connaissances scientifiques les plus récentes en matière de radioprotection pour peser dans le débat, mais aussi présenter les résultats d’une façon qui soit à la fois compréhensible et pertinente, eu égard aux parties prenantes et à la situation en cause. Par conséquent, on peut voir dans cette nouvelle donne, non pas un amoindrissement, mais plutôt un renforcement de la responsabilité du professionnel de la RP qui verra son travail et son jugement alimenter la réflexion de tout un groupe plutôt que du seul décideur.

Le recentrage du rôle du professionnel de la RP peut être envisagé comme la traduction sur le terrain de la distinction théorique entre le rôle du décideur et celui du spécialiste de la RP. Il y a une séparation claire des attributions entre le décideur, qui est un fonctionnaire ou un des responsables d’une entreprise privée, juridiquement ou contractuellement chargé de prendre des décisions, et ceux qui fournissent les informations pour le processus de prise de décision. Comme cela a été indiqué plus haut, les décisions ont nécessairement une dimension discrétionnaire, mais elles seront basées, au moins en partie, sur la contribution des spécialistes de la RP. Dans ce contexte, il appartient à ces derniers de communiquer aux décideurs, et aux parties prenantes, des informations scientifiques pertinentes telles que :

  • des évaluations des niveaux de risque absolus et relatifs ;
  • des estimations des incertitudes ;
  • des analyses de sensibilité fondées sur des paramètres indiqués par les parties prenantes ;
  • des évaluations des effets de diverses solutions de RP possibles.

Dans de nombreux cas, le décideur peut tout à fait être un spécialiste de la RP. Cependant, si l’on distingue la fonction d’évaluation de la fonction de décision, le caractère arbitraire de beaucoup des critères de décision intervenant dans le processus apparaîtra beaucoup plus nettement. Cela facilitera la réalisation de toutes les itérations de l’évaluation qui pourraient s’avérer nécessaires, en isolant les critères susceptibles d’être modifiés pour obtenir des résultats plus pertinents du point de vue des parties prenantes.

Au nombre des enjeux qu’entraîne cette évolution pour les spécialistes de la RP il convient de noter l’enseignement et la formation. La formation classique en ingénierie et en RP a été axée sur les aspects techniques, pourtant les spécialistes de la RP sont de plus en plus souvent appelés à entrer en relation et à communiquer avec une diversité de groupes de parties prenantes et ils doivent être capables de fournir à ces groupes des informations techniques sous des formes et des présentations adaptées à leurs besoins et à leurs préoccupations. Bien qu’il ne soit pas, à l’évidence, nécessaire de transformer les spécialistes de la RP en experts en relations publiques, il importe de leur apprendre à communiquer en termes techniques et non techniques de façon à ce que les principaux messages qu’ils ont à faire passer puissent s’intégrer harmonieusement dans les processus de prise de décision.

Élaboration de principes et de politiques de protection radiologique

Non seulement les changements intervenus dans la société ont eu pour effet de clarifier les rôles et les responsabilités des professionnels de la RP, mais ils ont aussi profondément influé sur la façon dont les principes de protection radiologique sont élaborés, interprétés puis répercutés dans la réglementation et la pratique.

Tout au long du 20ème siècle, les principes de la RP ont été établis par des professionnels du secteur et ces principes ont été acceptés par la quasitotalité des gouvernements à travers le monde. La notion de participation des parties prenantes et de pluralisme dans le processus décisionnel revêt une importance croissante et pourrait modifier sensiblement le processus d’élaboration de ces principes. Vu le rôle joué par le contexte dans la prise de décision, les « circonstances régnantes » peuvent parfaitement conduire à des décisions à l’échelle locale. Cette flexibilité est nécessaire, mais un certain degré d’harmonisation internationale est également requis dans la mesure où nous vivons dans un monde ouvert. L’équilibre entre l’harmonisation internationale et les spécificités locales doit donc être au coeur des débats sur l’évolution future des principes de protection radiologique.

La question des rôles et des responsabilités doit être envisagée dans le cadre plus large de l’évolution de l’harmonisation internationale en matière de protection radiologique. La justification d’activités à l’origine d’expositions (et l’optimisation de la protection et de la limitation des expositions qui va de pair avec ces activités) est considérée dans le contexte de choix faits par la collectivité (prenant en compte, mais non exclusivement, les aspects scientifiques), choix qui sont inévitablement influencés par la conjoncture.

Jusqu’au lancement du dernier examen en date des nouvelles recommandations de la CIPR en 1999, lorsque la Présidence de cette institution a publié un document analysant la « Dose contrôlable », le processus suivi par la CIPR pour élaborer ses recommandations était extrêmement fermé. Cela tenait au fait que l’on considérait alors que la protection radiologique relevait d’une application rigoureuse de la méthode scientifique alors qu’on la voit plutôt aujourd’hui comme une appréciation portée par la société sur la base de connaissances scientifiques solides.

Toutefois, depuis l’ouverture des débats sur les nouvelles recommandations de la CIPR, le processus a notablement évolué, vraisemblablement de façon irréversible. Des versions préliminaires sont établies par la CIPR, mais elles font ensuite l’objet d’une analyse approfondie avec divers groupes de parties prenantes. Les commentaires sont consignés et pris en compte dans l’élaboration des nouvelles recommandations.

Il convient de rappeler que les recommandations de la CIPR ont toujours nécessité une grande part d’interprétation pour pouvoir être transformées en normes internationales et en réglementations nationales. On espère que les discussions sur les projets de recommandations, qui font partie intégrante du nouveau processus d’élaboration, déboucheront sur des recommandations finales de la CIPR qu’il sera plus facile de mettre en oeuvre concrètement dans les normes et les réglementations.

Cependant, la CIPR n’est qu’un des acteurs clés dans le domaine de la protection radiologique. Les rôles et les responsabilités de diverses organisations sont essentiels dans l’élaboration d’approches scientifiquement solides et facilement applicables de la protection radiologique. Bien que le détail des rôles et des responsabilités tende à évoluer au fil du temps, il semble que, pour les années à venir, la distribution des rôles entre les principales organisations intéressées sera la suivante :

  • UNSCEAR : collecte et évaluation scientifique des risques radiologiques pour la santé ;
  • CIPR : élaboration de principes de radioprotection et consolidation des connaissances ;
  • AEN : élaboration de visions prospectives, contribution à l’élaboration des principes, interprétation et compréhension des principes clés pour la mise en oeuvre ;
  • CE : transposition du consensus dans le droit communautaire ;
  • AIEA : mondialisation des principes, transposition du consensus dans les normes mondiales ;
  • OMS/FAO : examen des aspects des normes de santé publique liés à la RP ;
  • AIRP : diffusion de l’information (descendante), collecte des points de vue auprès des professionnels de la RP (ascendante).

Rôle du CRPPH

Le Comité de l’AEN de protection radiologique et de santé publique (CRPPH) a participé activement à l’examen et à l’élaboration des principes, des pratiques et du consensus concernant la radioprotection. Dans le cadre des processus évolutifs qui ont été analysés plus haut, le CRPPH demeure une ressource unique, présentant des caractéristiques et des qualités précieuses pour ses pays membres. Que l’on se tourne vers le passé ou que l’on se projette dans l’avenir, les principaux atouts du CRPPH sont sa capacité :

  • de promouvoir le dialogue entre les parties prenantes ;
  • d’évaluer les prolongements de la science de la radioprotection ;
  • d’élaborer des instruments stratégiques ;
  • de travailler en partenariat avec la CIPR.

Si elles ne suffisent pas à cerner pleinement les qualités et les activités du CRPPH, ces caractéristiques donnent une bonne idée du cadre sur lequel s’appuiera le Comité pour poursuivre ses efforts. Son approche prospective privilégiant la mise en commun des idées continuera d’évoluer pour répondre au mieux aux besoins de ses membres, apporter son concours à la communauté de la protection radiologique et contribuer à améliorer la santé du public et des travailleurs, et préserver l’environnement.

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Table of contents, NEA News No. 23.2

 

* M. Ted Lazo (lazo@oecd-nea.org) travaille dans la Division de la protection radiologique et de la gestion des déchets radioactifs de l’AEN.